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Elena trouvait son trône très inconfortable. C’était une chaise conçue pour quelqu’un de plus âgé et plus aguerri qu’elle. À travers sa robe de soie, la jeune femme sentait les épines des roses entrelacées sculptées sur le dossier droit. L’assise de ferréol poli, plate et dépourvue de coussin, lui meurtrissait le séant. Ce trône était le siège du pouvoir de Val’loa depuis une éternité. Des rois et des Praetors s’étaient assis là pour rendre leur jugement – des hommes endurcis par la mer qui dédaignaient les conforts de la vie.
Même sa taille était intimidante. Elena se sentait comme une enfant sur cette chaise large et haute qui n’avait pas d’accoudoirs. Ne sachant pas quoi faire de ses mains, elle les avait simplement croisées dans son giron.
Une marche en dessous d’elle – mais pour l’attention qu’ils lui portaient, ils auraient aussi bien pu se trouver à une lieue de distance – se dressait une table occupée par des représentants de chaque faction prête à combattre le Gul’gotha. Elena savait ce que la majorité des gens rassemblés dans le Grand Hall pensait d’elle. Ils ne voyaient qu’une jeune femme mince, au teint pâle et à la chevelure flamboyante. Nul ne remarquait la douleur dans ses yeux, ni la crainte que lui inspirait son propre pouvoir. Pour eux, elle n’était qu’un ravissant oiseau sur son perchoir.
Elena écarta une mèche qui lui tombait devant la figure.
Tout le long de la table encombrée, des voix criaient pour se faire entendre dans des langues tantôt familières, tantôt inconnues. À l’autre bout, en face d’elle, deux hommes étaient tout près d’en venir aux mains.
Parmi cette foule se trouvaient des gens qu’Elena connaissait bien, ceux qui l’avaient aidée à arracher Val’loa au mal enraciné dans le cœur de l’île. Le haut maître de quille de la flotte dre’rendi arborait toujours des bandages après le conflit récent ; avec la vigueur caractéristique de son peuple, il tapait du poing et rugissait ses exigences. À côté de lui, Tratal, reine des el’phes et mère de Méric, était assise très raide, sa longue chevelure argentée reflétant l’éclat des torches – une icône de glace et de feu. Installé sur le siège voisin du sien, maître Edyll, un des anciens du conseil des mer’ai, essayait de rétablir le calme et la dignité parmi les discussions souvent houleuses.
Mais pour chaque visage familier, il se trouvait des dizaines de personnes qu’Elena ne connaissait que par leur titre. La jeune femme détailla la longue tablée d’étrangers – d’innombrables émissaires qui exigeaient tous d’être entendus et qui affirmaient tous connaître le meilleur moyen de livrer la guerre à venir contre le Gul’gotha.
Certains penchaient pour incendier l’île et se replier sur la côte ; d’autres voulaient la fortifier et laisser les armées du Seigneur Noir s’écraser sur ses murs ; d’autres encore souhaitaient porter la bataille à Noircastel même, pour profiter de la victoire remportée à Val’loa et détruire la forteresse gul’gothane avant que l’ennemi parvienne à rassembler ses forces éparpillées. Les débats orageux allaient bon train depuis près d’une lune maintenant.
Elena jeta un coup d’œil en biais à Er’ril. Son homme-lige se tenait à droite de son trône, les bras croisés, un masque sévère et indéchiffrable sur le visage. On aurait dit une statue de fer standi. Ses cheveux noirs gominés étaient lissés en arrière selon la coutume de la région. Ses yeux gris comme un matin d’hiver détaillaient la table. Nul ne pouvait deviner ses pensées. Il n’avait pas prononcé un seul mot dans le cadre des délibérations.
Mais tandis qu’il regardait fixement les participants, Elena remarqua la crispation du coin de ses yeux.
Il ne pouvait pas la berner. Ces chamailleries l’irritaient autant qu’elle. Aucune décision n’avait été prise depuis plus de deux semaines. Aucun consensus n’avait permis de déterminer la prochaine action. Et pendant que les palabres s’éternisaient, les jours disparaissaient l’un après l’autre. Pourtant, Er’ril continuait à attendre tel un fidèle chevalier. Parce que le Journal Sanglant se trouvait désormais entre les mains d’Elena, il n’avait plus d’autre attribution. Son rôle de chef et de guide avait pris fin.
Elena soupira doucement et baissa les yeux vers ses mains gantées. La célébration de la victoire survenue une lune plus tôt lui semblait appartenir à une autre époque, un autre lieu. Pourtant, assise sur son Trône d’Épines, elle se souvenait de cette longue danse avec Er’ril au sommet de sa tour. Elle se souvenait du contact de l’homme des plaines : la chaleur de ses paumes au travers de sa robe de soie, la caresse de son souffle dans son cou, le frottement de sa barbe sur sa joue.
Ç’avait été leur seule danse. Depuis cette nuit, Er’ril ne s’était plus jamais éloigné d’elle, mais c’était à peine s’ils avaient échangé un mot. Des réunions interminables consumaient leurs journées depuis le lever jusqu’au coucher du soleil.
Cela suffisait.
Lentement, tandis que les autres continuaient à se disputer, Elena ôta ses gants en peau d’agneau. Fraîches et intactes, les marques de la Rose étaient pareilles à du sang versé sur ses mains : la première née du clair de lune, la seconde de la lumière du soleil. Feu sor’cier et feu glacial – et entre eux, le feu céleste.
Elena détailla ses mains. Des volutes de pouvoir tourbillonnaient en formant des motifs écarlates sur ses doigts et ses paumes.
— Elena ? (S’arrachant à son immobilité, Er’ril se pencha vers elle.) Que fais-tu ?
— Toutes ces discussions me fatiguent.
D’un fourreau filigrané accroché à la ceinture de sa robe vert sapin, Elena sortit une dague à la lame argentée. Le manche sculpté en forme de rose tenait parfaitement au creux de sa paume, comme s’il avait été conçu pour elle. Elena repoussa dans un coin de son esprit ses souvenirs d’oncle Boln, l’homme qui avait baptisé l’arme de son propre sang. Elle se remémora ses paroles : « À présent, c’est la dague d’une sor’cière ».
— Elena, dit Er’ril sur le ton d’un avertissement.
La jeune femme l’ignora et se leva. Sans un mot, elle passa la pointe effilée en travers de sa paume droite. La douleur ne fut pas pire qu’une piqûre d’abeille. Une goutte de sang solitaire suinta de la plaie et tomba sur sa robe de soie. Elena continua à fixer les yeux sur la longue table, en silence.
Aucun des membres du conseil ne lui prêtait la moindre attention. Ils étaient trop occupés à plaider leur cause, à défier les autres représentants et à taper du poing sur le ferréol rugueux de la table.
Alors, Elena puisa dans son cœur, à la source de magie sauvage contenue en elle. Prudemment, elle déroula de minces filaments de pouvoir, des volutes flamboyantes qui chantèrent dans ses veines et atteignirent sa paume entaillée. Une faible lueur enveloppa sa main. Elena serra le poing et la lueur s’intensifia, devenant pareille à une lanterne écarlate. La jeune femme leva le bras très haut.
Maître Edyll fut le premier à remarquer sa démonstration. Peut-être avait-il aperçu un reflet sur son gobelet d’argent. Comme il pivotait, son vin rouge se renversa semblable à du sang. Il lâcha le gobelet, qui tomba avec fracas sur la table.
Alertés par le bruit, les voisins du mer’ai jetèrent un coup d’œil à la flaque de vin qui grandissait. L’un après l’autre, ils tournèrent la tête vers le trône d’Elena. Une vague de silence choqué se propagea le long de la table.
Elena soutint leur regard sans ciller. Tant de gens étaient morts pour la conduire jusqu’ici : ses parents, son oncle Boln, Flint, Moris… Aujourd’hui, elle parlerait avec leurs voix. Elle ne laisserait pas ses alliés gaspiller leur sacrifice en disputes interminables. Pour qu’Alaséa ait un avenir, il fallait défier la suprématie gul’gothane – et sans tarder. Or, il n’existait qu’une seule manière de procéder. Quelqu’un devait tracer une ligne dans le sable.
— J’en ai assez entendu, dit doucement Elena dans le silence qui venait de s’installer. (Depuis son poing brillant, des traînées de feu remontaient le long de son bras tels des fils d’or rougeâtre vivants.) Je vous remercie pour les conseils que vous m’avez aimablement dispensés ces derniers jours. Cette nuit, je réfléchirai à tout ce que vous m’avez dit et, demain matin, je vous annoncerai ma décision.
À l’autre bout de la table, le représentant de la ville côtière de Penryn se leva. Symon Feraoud, un individu ventripotent dont la moustache noire descendait bien plus bas que son menton, lança d’une voix forte :
— Jeune fille, sans vouloir vous insulter, ce n’est pas à vous de trancher.
Plusieurs représentants opinèrent du chef.
Elena le laissa parler ; elle resta debout et silencieuse tandis que le feu sor’cier se divisait en filaments de plus en plus fins pour se répandre en travers de sa poitrine et descendre jusqu’à la ceinture de sa robe.
— La marche à suivre doit être approuvée par tous, poursuivit Symon Feraoud, encouragé par l’approbation tacite de ses voisins. Nous venons juste de commencer à débattre des questions qui se posent à nous. Ce n’est pas en une nuit que l’on pourra déterminer le meilleur moyen d’enrayer la menace gul’gothane.
— Une nuit ? (Elena baissa légèrement le bras et descendit l’unique marche qui la séparait de la table.) Trente d’entre elles se sont écoulées depuis la célébration de notre victoire ici même. Et tous vos débats n’ont servi à rien d’autre qu’à nous diviser, à colporter la dissension et le désaccord en un temps où nous devrions être plus unis que jamais.
Symon ouvrit la bouche pour protester, mais Elena le regarda durement, et il se ravisa.
— Ce soir, la lune sera de nouveau pleine. Le Journal Sanglant se rouvrira. Je le consulterai en tenant compte de vos avis respectifs. Et demain matin, j’apporterai un plan final à cette table.
Maître Edyll se racla la gorge.
— Pour que nous en discutions ?
Elena secoua la tête.
— Pour que vous l’approuviez tous.
Une fois de plus, le silence s’abattit sur l’assemblée. Cette fois, ce n’était pas une stupeur incrédule, mais une tempête qui couvait – et Elena refusait de la laisser éclater.
Avant que quiconque puisse grommeler, elle leva son poing brillant au-dessus de la table.
— Je ne tolérerai plus aucune discussion. Aux premières lueurs de l’aube, je ferai mon choix.
Elle rouvrit la main et la posa sur la table. Des flammes dansèrent entre ses doigts. De la fumée s’enroula autour de son poignet. En appui sur son bras, elle étudia les visages qui l’entouraient.
— Demain, nous forgerons notre avenir. Un avenir où nous chasserons le Cœur Noir de ces contrées.
Elena retira sa main de la table. Son empreinte brûlée se détachait sur le ferréol, fumante et rougeoyante comme sa propre paume. Elle recula d’un pas.
— Quiconque y voit une objection est prié de quitter Val’loa avant le lever du soleil. Car s’il reste sur l’île et refuse de se conformer à mes instructions, il ne verra pas le prochain crépuscule.
Tous les représentants s’étaient renfrognés, à l’exception du haut maître de quille dre’rendi qui arborait un rictus satisfait et de la reine Tratal qui conservait toujours la même expression glacialement stoïque.
— Il est temps que nous cessions de tirer dans une centaine de directions et que nous unissions nos efforts, déclara Elena. Demain, Alaséa renaîtra sur cette île. Elle n’aura qu’un cœur et qu’un esprit. Aussi, je vous demande de réfléchir cette nuit et de choisir en votre âme et conscience. Vous pouvez vous joindre à nous ou partir. C’est la seule chose dont il reste à débattre.
Elle scruta les visages qui l’entouraient, faisant en sorte que le sien soit aussi dur et inflexible que ses paroles. Enfin, elle s’inclina légèrement.
— À présent, chacun de nous a de graves décisions à prendre. Je vous souhaite une bonne nuit. Puisse-t-elle vous porter conseil !
Elle se détourna de la table sur laquelle son empreinte fumait toujours, rappelant à tous les observateurs qui elle était et quel pouvoir elle détenait. Priant pour que cette démonstration suffise, elle contourna le Trône d’Épines. Sa jupe bruissait doucement sur les dalles recouvertes de joncs. Dans le silence pesant, le temps parut ralentir. Le regard des représentants lui brûlait le dos ainsi qu’un brasier. Lentement, elle se dirigea vers Er’ril en se forçant à maîtriser ses membres.
L’homme des plaines se tenait toujours raide et impassible à côté du trône. Seuls ses yeux gris suivaient Elena – et malgré la dureté de son visage, ils brillaient de fierté. Ignorant sa réaction, la jeune femme le dépassa et poursuivit son chemin vers la porte située sur le côté de l’estrade.
Er’ril la prit de vitesse et ouvrit le lourd battant pour elle. Lorsqu’ils eurent franchi le seuil, il referma derrière eux.
— Bien joué, Elena, la félicita-t-il. Il était temps que quelqu’un les secoue. J’ignore combien de temps j’aurais encore pu supporter leurs…
Libérée de l’attention générale, Elena sentit ses jambes mollir brusquement. Elle trébucha. Er’ril lui saisit le coude pour la retenir.
— Ça va ? S’inquiéta-t-il.
Elena s’appuya lourdement contre son homme-lige.
— Tiens-moi, Er’ril, dit-elle, la voix aussi tremblante que ses jambes. Empêche-moi de tomber.
Er’ril la plaqua contre lui et resserra son étreinte.
— Toujours, chuchota-t-il.
Elena lui toucha la main de ses doigts nus. Même si son apparence était celle d’une jeune femme, dans son corps ensor’celé se cachait une adolescente effrayée, une simple fille de fermiers qui se sentait souvent dépassée par ce qui lui arrivait.
— Douce Mère, qu’ai-je fait ? gémit-elle.
Er’ril la repoussa doucement et la tint à bout de bras. Puis il se pencha vers elle pour capter son regard de ses yeux gris.
— Tu leur as montré à tous ce qu’ils attendaient de voir.
Elena regarda le bout de ses chaussures.
— Et ils attendaient de voir quoi ? Une sor’cière ivre de son propre pouvoir ?
D’un doigt sous son menton, Er’ril lui fit relever la tête.
— Non, tu leur as montré le véritable visage de l’avenir d’Alaséa.
Elena soutint le regard du guerrier un instant, puis soupira.
— Je prie pour que tu aies raison. Mais combien d’entre eux seront encore à cette table demain au lever du jour ?
— Peu importe leur nombre. L’important, ce sera la force et la résolution de leur cœur.
— Mais…
Er’ril la fit taire en secouant la tête. Tenant toujours son bras, il l’entraîna dans le couloir.
— Nous avons léché nos blessures trop longtemps après la guerre des Îles. Ton instinct est bon. Il est temps de séparer le bon grain de l’ivraie. Ceux qui seront autour de la table au lever du soleil seront prêts à affronter le Cœur Noir en personne.
Elena s’appuyait sur le bras de l’homme des plaines pour marcher. Dans ce secteur du château, les couloirs étaient sombres et étroits, les marches rares et espacées.
— J’espère que tu as raison, lâcha-t-elle enfin.
— Fais-moi confiance.
Ils continuèrent en silence. Les forces d’Elena lui revinrent rapidement tandis qu’elle méditait les paroles d’Er’ril. L’avenir d’Alaséa… Que leur réservait-il ? La jeune femme se rembrunit. Nul ne pouvait le savoir. Mais quel que soit le chemin qui s’offrait à eux, ils devaient le prendre.
Soudain, Elena sentit Er’ril tirer son bras en arrière. Elle fut forcée de s’arrêter tandis que l’homme des plaines se plaçait devant elle.
— Que… ? Balbutia-t-elle.
— Chut !
L’épée d’Er’ril était déjà dégainée et pointée sur les ombres qui lui faisaient face.
Une silhouette émergea de l’obscurité.
— Reculez, aboya Er’ril. Qui va là ?
Ignorant l’arme brandie contre elle, la silhouette fit encore un pas en avant. La lumière des torches éclaira un homme fluet, qui mesurait une bonne tête de moins qu’Er’ril. Il ne portait qu’un pantalon de toile coupé aux genoux, et sa peau noire luisait ainsi que de l’éb’ène sculptée dans la lueur des flammes. Sur son front brillait une cicatrice blanche – une rune en forme d’œil ouvert.
Elena baissa l’épée d’Er’ril et fit un pas en avant. C’était l’un des Zo’ol, les minuscules guerriers originaires de la jungle qui bordait le Désert de Sable. Lui et ses camarades s’étaient battus bravement aux côtés de la sor’cière, à bord de l’Étalon pâle.
Le petit homme inclina sa tête partiellement chauve. Sa longue tresse de cheveux noirs, ornée de plumes et de coquillages, tombait sur son épaule.
— Pourquoi traînes-tu dans ces couloirs ? lui demanda Er’ril sur un ton un peu brusque, sans remettre son épée au fourreau.
Le Zo’ol leva ses yeux vers Elena. Ils brillaient de douleur et d’angoisse.
La jeune femme fit encore un pas en avant. Elle fut surprise de sentir la main d’Er’ril se crisper sur son bras comme un avertissement. Sa suspicion n’épargnait donc personne ? Agacée, elle se dégagea et s’approcha du Zo’ol.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
En guise de réponse, le Zo’ol leva son bras et ouvrit la main. Dans sa paume il y avait une pièce d’argent terni, frappée à l’effigie d’un léopard des neiges.
— Je ne comprends pas, dit Elena.
Son frère Joach lui avait expliqué que ce petit homme était un chaman de son peuple – un sage parmi sa tribu. Elle savait aussi qu’il pouvait utiliser des talismans pour communiquer par-delà de grandes distances. Il l’avait déjà fait avec Joach.
Le Zo’ol leva la pièce plus haut comme si c’était une explication suffisante.
Se méprenant sur ses intentions, Elena tendit la main pour prendre la pièce, mais les doigts du petit homme se refermèrent dessus pour l’empêcher de la toucher. Il laissa retomber son bras.
— Il appelle, dit-il en reculant d’un pas. La mort se rapproche d’eux tous.
Er’ril rejoignit Elena.
— Qui ? Qui appelle ?
Le Zo’ol jeta un coup d’œil à Er’ril, puis reporta son attention sur Elena. Il luttait pour s’exprimer dans la langue commune.
— Maître Tyrus, l’homme qui a sauvé mon peuple des esclavagistes.
Er’ril se tourna vers Elena.
— Il doit parler du seigneur Tyrus, capitaine des pirates de Port Rawl et héritier du trône de Château Mryl.
Elena acquiesça. Tyrus avait détourné d’elle sa tante Mycelle et trois de ses anciens compagnons : Kral, Mogweed et Fardale. Depuis deux lunes maintenant, elle n’avait aucune nouvelle d’eux ; elle savait juste qu’ils étaient partis reprendre Château Mryl et le Mur du Nord aux forces du Seigneur Noir.
— Que sais-tu d’eux ?
Le chaman inclina la tête, cherchant ses mots.
— J’entends un murmure. De la douleur. De la peur. Un appel au secours.
Elena leva les yeux vers Er’ril.
— Ils ont des ennuis.
Le pli de la bouche d’Er’ril se durcit.
— Peut-être, mais si tel est le cas, je ne vois pas ce que nous pouvons faire. Ils peuvent être n’importe où en ce moment, perdus dans les immenses forêts des Contrées du Couchant.
— Mais il doit y avoir un moyen, marmonna Elena. (Elle fit de nouveau face au Zo’ol.) Tu sais autre chose ?
Le chaman secoua la tête.
— Je n’entends qu’un seul autre mot. Je ne comprends pas ce que c’est. Une malédiction, je crois.
— Quel est ce mot ?
L’effort assombrit le visage du petit homme.
— Gr-graff-in.
Elena fronça les sourcils et se rembrunit. Ça ne voulait rien dire.
Puis Er’ril sursauta à côté d’elle.
— Griffon ! s’exclama-t-il. (Il fit un pas vers le Zo’ol.) Tu as dit : « griffon » ?
Le visage du chaman s’éclaira. Il hocha vigoureusement la tête.
— Oui, graff-in ! Oui, oui !
Il écarquillait les yeux, espérant de toute évidence qu’il s’agissait d’un élément significatif.
— Je ne comprends toujours pas, protesta Elena.
Er’ril s’était tu. Immobile, le regard tourné vers l’intérieur, il considérait quelque événement du passé. Ce fut d’une voix douce qu’il lâcha dans un souffle :
— Un portail du Weir.
Ces simples mots firent hoqueter Elena et lui glacèrent le cœur. Un portail du Weir. Elle se souvint de la statue massive d’un oiseau noir monstrueux : la mythique wyverne. Ce n’était pas seulement une hideuse sculpture, mais un ignoble construct de pouvoir taillé dans de l’éb’ène, une porte donnant sur un puits de magie noire appelé « le Weir ». Elena se remémora son bref contact mental avec le mal tapi à l’intérieur. Sa peau la démangea. Ce mal avait failli lui enlever Er’ril.
L’homme des plaines continuait à parler :
— Quand j’ai libéré le Grimoire, le mage noir Greshym m’a parlé des autres portails. Il a dit qu’il en existait quatre. La wyverne que nous avions déjà rencontrée, et trois autres : une manticore, un basilic et… (Il regarda fixement Elena.) Un griffon.
— Mais… un portail du Weir dans les Contrées du Couchant ? s’étrangla Elena. Pourquoi ? Que fait-il là-bas ?
— Je l’ignore. Greshym a fait allusion à un plan du Gul’gotha, révéla Er’ril. Il était question de placer les portails du Weir à des points clés, dans tout Alaséa.
— Notamment à Nidiver, ajouta Elena, se souvenant que telle était la destination de la wyverne avant qu’ils l’arrêtent. Que peut bien mijoter le Seigneur Noir ?
— Même Greshym n’en savait rien, répondit Er’ril. (Du menton, il désigna le Zo’ol.) Mais visiblement, quel que soit son plan, il fait courir un danger à nos camarades.
Elena observa le chaman.
— Peux-tu contacter le seigneur Tyrus ? En découvrir davantage ?
Le petit homme leva de nouveau sa pièce.
— J’ai déjà essayé. Beaucoup de fois. La pièce est devenue froide. Vide. C’est un mauvais présage.
Elena se redressa.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut pas se contenter d’ignorer ce message.
Er’ril se décida enfin à rengainer son épée.
— Ils ont choisi délibérément de s’aventurer dans les contrées sauvages de l’Ouest. Nous n’avons pas de forces à consacrer à une recherche futile.
— Mais…
— Tu as tes propres batailles à livrer, Elena. Et seulement une nuit pour t’entretenir avec le Journal Sanglant et décider du plan que tu soumettras au conseil de guerre demain. Tu as gravé ton engagement dans le ferréol de la table. Tu dois tenir ta parole.
— Mais comment le pourrais-je ? Si tante My est en danger…
— Mycelle est une guerrière douée et elle a retrouvé ses pouvoirs de métamorphe, coupa sévèrement Er’ril. Comme les autres, elle ne devra compter que sur sa propre force et ses propres compétences pour affronter le danger qui la menace.
Elena ne parvint pas à dissimuler sa consternation.
Er’ril la prit par les épaules.
— Je vais chercher dans la bibliothèque de la Fraternité, voir ce que je peux trouver sur les portails du Weir. Mais, toi, tu dois rester concentrée. Tu as une longue nuit devant toi. Je te suggère de te reposer, de dormir un peu. Laisse ces soucis de côté jusqu’à demain.
— Mais comment ? chuchota Elena en se dégageant. Comment faire taire mon cœur ?
— En te disant que ton inquiétude n’aidera ni Mycelle ni les autres. Si tu assumes leur fardeau en plus du tien, tout le monde en souffrira.
Elena acquiesça, et ses épaules s’affaissèrent. Er’ril avait raison. Elle s’était engagée à unifier les différentes factions, à leur montrer le chemin à prendre. Elle avait demandé aux représentants assis autour de la longue table d’oublier toutes les distractions pour regarder dans leur cœur. Puis-je faire moins que ce que j’exige d’eux ?
Durcissant son expression, Elena leva la tête vers Er’ril.
— Je vais suivre tes conseils.
Satisfait, le guerrier hocha la tête.
— Dans ce cas, je te ramène à tes appartements. Je viendrai te réveiller juste avant le lever de la lune.
Elena acquiesça et se remit en marche. Soudain, elle se sentait très fatiguée.
Au passage, elle toucha l’épaule du chaman. Celui-ci arborait toujours une expression anxieuse, presque nauséeuse. Quoi qu’il ait senti à travers son contact avec le seigneur Tyrus, cela l’avait profondément secoué.
— Nous apprendrons ce que nous pourrons, lui promit Elena. N’aie crainte. S’il est possible de faire quelque chose, nous le ferons.
Le chaman inclina la tête, tout en pressant le dos de son poing sur la cicatrice de son front.
Elena continua à longer le couloir en pensant à ses amis perdus. En silence, elle pria pour leur sécurité. Mais dans sa poitrine, l’angoisse se répandait ainsi qu’une brume glaciale. Et au cœur de ce brouillard d’inquiétude flamboyait une autre émotion : une urgence grandissante.
Quelque chose cloche là-dehors.
Elle le savait aussi sûrement qu’elle savait que la lune serait pleine ce soir-là. Et pour être honnête avec elle-même, cette angoisse n’était pas nouvelle. Depuis deux jours, tout lui semblait aller de travers. La lumière du soleil manquait d’éclat, les voix étaient trop stridentes, la nourriture n’avait pas de goût, même sa peau la démangeait constamment. Depuis le matin, il lui semblait que les murs du château se refermaient sur elle.
En vérité, cette impression de suffoquer était la principale raison qui l’avait poussée à se dresser devant le conseil pour mettre un terme à ses discussions oiseuses. Er’ril l’avait peut-être trouvée courageuse, mais elle n’avait agi que mue par l’exaspération et l’inquiétude. Parce qu’elle sentait que le temps pressait pour elle – pour eux tous. Elle n’avait pas pu rester passive plus longtemps.
Elena jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, cherchant la minuscule silhouette du sage Zo’ol. Mais l’homme avait disparu, avalé par les ombres du couloir.
Si seulement ses peurs avaient pu se volatiliser aussi facilement…
Depuis le sommet de la tour est de la forteresse, Tol’chuk observait les travaux de déblaiement sur les quais et dans le dédale de bâtisses à demi submergées, en contrebas. Accroupi parmi les blocs de granit et de pierre volcanique qui s’étaient détachés du parapet, il était seul avec ses pensées. Depuis que les vaisseaux de guerre el’phiques avaient détruit la tour, nul n’osait s’aventurer parmi ses ruines instables – à l’exception de l’og’re. C’était son refuge.
Des voix montèrent jusqu’à lui depuis les quais. Des hommes s’interpellaient : certains en aboyant des ordres, d’autres sur le ton chantant de la camaraderie. Au bord de l’eau, des cordes et des filets tentaient de dégager des mâts et des bouts de coque les monceaux de débris qui s’étaient accumulés dans les rues de la partie inondée de Val’loa.
C’était une corvée quotidienne. Chaque matin, la marée rapportait et échouait sur le rivage les reliefs du massacre de la lune précédente. C’était comme si les Profondeurs cherchaient à expulser la douleur et le sang de leurs entrailles liquides. Les navires en miettes n’étaient pas les seuls à flotter et à osciller dans les eaux stagnantes ; il y avait aussi des cadavres boursouflés de marins, des carcasses de dragons et des corps de monstres à tentacules. Au lever du jour, la puanteur attirait des centaines d’oiseaux de mer au festin.
Tels des maraudeurs nocturnes, les hommes et les femmes qui s’affairaient en contrebas portaient un chiffon noué sur le bas du visage. Mais l’odeur de décomposition ne dérangeait pas Tol’chuk. Elle lui paraissait appropriée. Avant même le début de la guerre, le nez de l’og’re avait été imprégné par le parfum de la mort.
Tournant le dos à la mer, Tol’chuk sortit la sanguine écarlate de la sacoche qu’il portait sur sa cuisse. Là, dans les ombres projetées par la moitié ouest du château, la pierre brillait de sa propre lumière intérieure. Jadis, elle avait flamboyé ainsi qu’un soleil de rubis ; désormais, elle n’émettait plus qu’une lueur faiblarde, presque maladive. Tol’chuk la tendit vers les points cardinaux : le nord, l’est, le sud et l’ouest. Rien. Il ne sentit aucune traction familière sur son cœur. Le cristal qui l’avait guidé jusqu’ici ne réagissait plus.
Il brandit la sanguine vers le soleil couchant. À travers ses facettes, il scruta l’ombre tapie en son cœur : le Fléau, une malédiction que la Terre elle-même avait jetée à son peuple pour une atrocité commise par l’un de ses ancêtres, surnommé « le Parjure ». Les anciens de la tribu de Tol’chuk lui avaient donné pour mission de réparer le crime du Parjure. Dans cette intention, ils lui avaient confié la sanguine, le réceptacle de l’esprit des défunts de son peuple.
La pierre était censée guider Tol’chuk. Mais à présent, le Fléau avait presque achevé son œuvre funeste. Il avait grandi en se nourrissant des esprits enfermés avec lui. Quand Tol’chuk avait commencé sa quête, le ver minuscule était difficile à distinguer dans les profondeurs du cristal. À présent, on le voyait parfaitement. Il changeait, lui aussi. Telle une chenille se muant en papillon, il était devenu une créature d’ombre recroquevillée et tapie dans un cocon de rubis. Mais en quoi se transformait-il ?
Tol’chuk baissa la pierre. En vérité, quelle importance ? Les esprits de ses ancêtres avaient déjà été dévorés. Il se pencha au-dessus de la sanguine. Pourquoi le Cœur de son peuple l’avait-il conduit jusqu’à cette sor’cière ? Devait-il y voir un indice ? En aidant Elena, s’aiderait-il lui-même ? Il n’avait aucun moyen de le savoir. Mais quelle autre route se présentait à lui ?
Tol’chuk rouvrit sa sacoche en reportant son attention sur les charognards. Il regarda les oiseaux qui tournoyaient dans le ciel, criaillant et piquant vers le festin étalé sur la grève. Plus loin, il vit des requins se disputer un corps pris dans un filet. Il se détourna. La vie se nourrit toujours de la mort, songea-t-il, morose.
En luttant pour remettre le cristal dans sa sacoche, il grommela et se débattit avec les lanières. Comme irritée par toute cette agitation, la sanguine s’embrasa. Tol’chuk poussa un hoquet de stupeur. La pierre s’échappa de sa main griffue, roula sur le sol et s’immobilisa près d’un pilier renversé. Pourtant, elle continua à flamboyer ainsi qu’une étoile.
Tol’chuk plissa ses yeux larmoyant de douleur et de soulagement mêlés. Le Cœur de son peuple était revenu à la vie. Il se releva, en appui sur un de ses poings fermés, sa main libre en visière pour se protéger contre l’éclat du cristal.
Une ombre apparut au cœur même de l’intense lumière écarlate. Elle se mit à enfler, grandissant à chaque battement de cœur qui résonnait aux oreilles de Tol’chuk comme un coup de tonnerre. Un tourbillon de noirceur s’éleva de la radiance. La peur cloua les pieds de Tol’chuk au sol.
Le Fléau. Il était venu s’emparer de lui.
Pourtant, l’og’re ne s’enfuit pas. Bien au contraire, il redressa le dos. Si la mort venait le chercher, il était prêt à l’accueillir.
Le vortex de ténèbres avait presque entièrement dévoré la lumière écarlate. L’ombre se fit plus dense et, autour d’elle, la radiance se réduisit à une simple aura – le halo toujours aveuglant d’une éclipse de soleil.
Le nuage bouillonnant se condensa et prit forme. Malgré l’éclat flamboyant de la pierre, Tol’chuk écarquilla les yeux. L’image d’un og’re sculpté dans les ténèbres se tenait devant lui. Le dos courbé, il s’appuyait sur un bras épais comme un tronc d’arbre. Une crête de fourrure se hérissait le long de son dos nu. Ses grands yeux noirs fixaient Tol’chuk. L’apparition aurait pu être une image négative de lui-même – et d’une certaine façon, elle l’était.
Tol’chuk fit un pas en avant, la vision brouillée par ses larmes.
— Père ?
La silhouette d’ombre ne bougea pas, mais une grimace amusée parut plisser son visage. Son regard détailla Tol’chuk qui se tenait debout face à elle.
— Celui qui marche comme un homme.
Tol’chuk baissa les yeux pour examiner sa posture, puis se pencha afin de prendre appui sur son poing fermé.
— Non, l’arrêta l’apparition d’une voix qui résonna à la fois comme un murmure à son oreille et comme un appel lointain. (Elle s’exprimait dans la langue native des og’res.) Ne fais pas ça. La Triade t’a bien nommé.
— Mais, père… ?
La silhouette secoua sa tête d’ombre.
— Je n’ai pas beaucoup de temps pour te parler.
— Mais… Le Cœur. Il s’est remis à briller !
— Juste pour un petit moment. (L’og’re de ténèbres leva les yeux vers son fils.) Je suis le dernier des esprits dans la pierre. Seuls nos liens de sang m’ont protégé si longtemps contre le Fléau. Mais au coucher du soleil, moi aussi, je disparaîtrai.
— Non !
Un grondement coléreux se fit entendre.
— Les pierres tombent depuis les hauteurs et l’eau coule toujours vers le bas. Même un og’re ne peut lutter contre ces choses. Or, tu es un og’re, fils. Accepte mon sort comme je l’accepte moi-même.
— Mais…
— Arrivé à la fin, il ne me reste qu’un conseil à te donner. Tandis que le Fléau se rapproche, je perçois le chemin que tu dois suivre. Sache seulement que désormais, tu marcheras sans les esprits.
— Mais pourquoi ? Si le Fléau a déjà vidé le cristal, à quoi bon continuer ?
— Tout n’est pas perdu, mon fils. Il reste un moyen de détruire le Fléau et de faire revivre le cœur de notre peuple.
— Je ne comprends pas.
Les contours de la silhouette commencèrent à se brouiller tandis que la lueur écarlate s’estompait. Même la voix de l’apparition faiblit :
— Rapporte la pierre… là où elle fut extraite jadis.
— Où ça ?
La réponse ne fut guère qu’un souffle à l’oreille de Tol’chuk. Il tituba en arrière.
— Non, hoqueta-t-il.
Mais il savait qu’il avait bien entendu.
L’image ténébreuse continua à se dissoudre.
— Fais-le… en souvenir de moi.
Tol’chuk serra les poings. Ce que son père lui demandait était impossible. Pourtant, il hocha la tête.
— J’essaierai, père.
La brillance absorba les ombres. Un dernier murmure parvint à Tol’chuk :
— Je vois ta mère en toi. Je pars heureux de savoir que nous vivons tous les deux en toi, mon fils.
Puis la lumière se résorba à son tour, et il ne resta sur le granit froid qu’une pierre terne et inerte.
Tol’chuk ne pouvait pas bouger. Il ne restait pas même un scintillement au cœur de la sanguine. Au bout d’un moment, il se dirigea vers elle, la prit dans ses mains griffues et tomba à genoux en serrant le Cœur de son peuple contre lui.
Il resta ainsi prostré jusqu’à ce que le soleil s’abîme derrière l’horizon, à l’ouest. Il ne bougeait pas, mais parfois, une larme coulait le long de sa joue. Enfin, tandis que l’obscurité engloutissait la tour, il porta la pierre à ses lèvres et embrassa ses facettes.
— Adieu, père.
Joach enfilait les couloirs déserts d’un pas vif, priant pour réussir à s’échapper. Il haletait et ses vêtements étaient couverts de poussière. Le souffle court, il s’arrêta et tendit l’oreille. Mais aucun bruit de poursuite ne lui parvint. Satisfait, il se remit en marche plus calmement et tira un mouchoir de sa poche pour s’essuyer le front. Cette fois, c’est passé près !
Il atteignit un petit escalier en colimaçon qui descendait sur sa gauche. Il s’y engagea. La cage était si étroite que ses épaules touchaient les murs des deux côtés. De toute évidence, il s’agissait d’un passage destiné uniquement aux serviteurs.
Joach dévalait les marches deux par deux. Il lui suffisait d’atteindre l’étage principal de l’Édifice ; à partir de là, il connaissait le chemin des cuisines par cœur. À la pensée d’une miche de pain et d’un bol de bouillie d’orge, son estomac poussa un gargouillis de protestation. Sa fuite lui avait coûté son dîner, mais c’était un bien faible prix à payer.
Arrivé sur le palier d’en dessous, Joach émergea de l’étroite cage d’escalier et fut instantanément assailli par le tintamarre des cuisines : fracas métallique des casseroles et des marmites, grésillement de la graisse en train de cuire, rugissements du chef qui devait hurler pour couvrir le brouhaha.
La large double porte s’ouvrait sur sa gauche ; l’éclat des feux qui brûlaient dans la rangée de cheminées dansait sur les murs ainsi que la lumière du couchant. Une bonne odeur de lapin rôti s’échappait de ce paradis, mêlée aux arômes de seigle et d’oignons du pain tout juste sorti du four. Ces parfums délectables attiraient Joach ; ils le tenaient sous leur emprise aussi sûrement que le mage noir jadis. Oubliant qu’il l’avait échappé belle, les jambes du jeune homme se dirigèrent de leur propre chef vers le bruit et les odeurs.
Comme il entrait dans les cuisines, Joach bouscula une marmitonne aux cheveux attachés en une longue tresse fauve sous un mouchoir taché. La fille lui décocha un coup de pied ; de toute évidence, elle l’avait pris pour un de ses collègues essayant de palper d’autres fruits que ceux qui poussaient dans les jardins de l’Édifice.
— Hé ! Bas les pattes, gros lourdaud ! Tu m’as prise pour une servante de taverne, ou quoi ?
Joach reçut un coup de coude dans le ventre avant de réussir à lui attraper le bras et à attirer son attention.
— Du calme !
La fille pivota et le vit enfin. Elle avait le teint foncé, une peau couleur de bronze assortie à ses cheveux dorés. Son regard remonta depuis les bottes noires de Joach, le long de son pantalon gris bien coupé et de sa chemise de soie émeraude jusqu’à la cape de soirée grise jetée sur son épaule droite. En découvrant son visage, elle frémit et tomba à genoux.
— Seigneur Joach !
Son exclamation paniquée attira l’attention de nombreux autres domestiques. La clameur des cuisines mourut autour de Joach.
Le visage du jeune homme devint presque aussi rouge que ses cheveux. Saisissant le poignet de la fille, il la força à se relever, mais les muscles de ses jambes semblaient s’être changés en gelée de groseille. Elle était plus molle qu’une poupée de chiffon. Il dut la tenir pour qu’elle ne retombe pas.
— Je ne suis pas un seigneur. Il n’y a pas si longtemps, je travaillais dans ces cuisines, moi aussi.
— C’est bien vrai, approuva une voix bourrue.
Un gros homme se fraya un chemin parmi les employés ébahis. Il portait un tablier couvert de taches, distendu par son estomac protubérant. Ses joues étaient encore rouges de la chaleur des flammes. C’était le chef cuisinier. Joach le connaissait pour l’avoir croisé chaque jour du temps où il était sous l’emprise du mage Greshym. D’un air menaçant, l’homme agita sa louche en bois sous le nez d’un plongeur.
— Et si vous ne vous remettez pas tous au boulot, je vous botte le cul quelque chose de mignon !
La foule se dispersa, à l’exception de la marmitonne qui avait juste reculé d’un pas et dévisageait Joach, les yeux écarquillés.
Le chef cuisinier frappa avec sa louche dans son autre main pareille à un battoir.
— Je suppose que cette fois, tu n’es pas descendu chercher le souper quelqu’un d’autre.
Joach reporta son attention sur le gros homme.
— Je n’arrive pas à croire que vous soyez toujours ici. Comment avez-vous survécu au siège ?
— Même les monstres et les mages noirs ont besoin de manger.
Le chef cuisinier tripota le bandeau de cuir qui recouvrait son œil gauche, et que Joach voyait pour la première fois. Dessous, une cicatrice violacée courait depuis le front du gros homme.
— Bien sûr, il vaut mieux éviter de faire cramer leur bidoche, si tu vois ce que je veux dire. (Une lueur horrifiée passa dans l’œil encore valide du chef, mais fut bientôt remplacée par sa bonhomie habituelle.) Maintenant, que puis-je faire pour le jeune seigneur ?
— Je ne suis pas un seigneur, répéta Joach en fronçant les sourcils.
— Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire, railla le chef. Il paraît que tu es un prince de la maison royale de ces gens qui sont arrivés en bateaux volants.
Joach soupira.
— Oui, c’est ce qu’ils prétendent, marmonna-t-il. (Les el’phes semblaient croire que lui et sa sœur Elena étaient les derniers descendants de leur vieux roi.) Tout ce que je sais, c’est que je suis né dans un verger, au sein d’une famille de fermiers, et que je ne prétends pas être autre chose.
— Un cueilleur de fruits ! s’esclaffa le chef, brayant comme une mule amusée. (Il lui donna une tape sur l’épaule, et Joach faillit s’étaler de tout son long.) Ça, je veux bien le croire ! Grand et maigre comme tu es, tu pourrais facilement passer pour un épouvantail !
Il le poussa vers une table de travail en chêne et, d’un coup de pied, lui tira un tabouret.
— Vu la façon dont tu reniflais en arrivant, je dirais que tu cherches quelque chose à becqueter, pas vrai ?
— De fait, je… je n’ai pas mangé, avoua Joach.
Le gros homme le fit asseoir.
— Comment ça se fait ? J’ai rempli cette foutue salle des banquets jusqu’au plafond. Ce n’est pas possible que les beaux messieurs et les belles dames aient déjà tout bâfré.
Joach se dandina sur son siège.
— J’ai préféré ne pas dîner avec eux ce soir.
— Oh, ce n’est pas moi qui te le reprocherai ! Ils n’arrêtent pas de jacasser ; ça doit être saoulant à la fin.
Le chef cuisinier fit signe à ses aides. Il lui suffit de pointer sa louche et de froncer les sourcils pour que très vite, la table se trouve recouverte de miches de pain, d’épaisses tranches de fromage et de saladiers de fruits. Un jeune garçon portant une écuelle aussi grosse que sa tête la déposa devant Joach. Elle contenait une portion généreuse de ragoût de lapin accompagné de pommes de terre et de carottes.
Le chef cuisinier jeta une cuiller à Joach.
— Mangez, seigneur Joach, dit-il sur un ton cérémonieux. Ce n’est pas un plat très raffiné, mais vous ne trouverez rien de meilleur même dans cette salle des banquets, assura-t-il.
Puis il retourna à ses foyers.
La marmitonne que Joach avait bousculée un peu plus tôt se précipita vers la table avec une cruche de bière. Elle voulut lui remplir une chope, mais dans sa nervosité, elle en versa plus à côté que dedans.
— Désolée, désolée, désolée, entonna-t-elle comme une litanie.
Joach lui saisit le poignet pour stabiliser sa main. Bientôt, sa chope fut pleine.
— Merci, dit-il.
Malgré lui, il se surprit à détailler la jeune fille. Ses yeux, qu’il avait d’abord crus marron ou peut-être noirs, avaient en fait la couleur du ciel au crépuscule, un bleu indigo. Il aurait pu s’y noyer, songea-t-il en remontant à la surface pour reprendre son souffle. Sa chope était pleine depuis belle lurette ; pourtant, il tenait toujours le poignet de la jeune fille.
— M… merci, répéta-t-il.
La marmitonne soutint son regard sans ciller. Puis, lentement, elle se dégagea. Ses yeux s’attardèrent un moment sur la main droite de Joach. Celui-ci portait un gant en peau d’agneau réalisé sur mesure pour dissimuler sa cicatrice encore fraîche. Deux de ses doigts et la moitié de sa paume avaient disparu, dévorés par la magie d’un malegarde pendant la prise du château. Guère ébranlée par sa mutilation, la jeune fille leva de nouveau les yeux vers lui. Elle fit une petite courbette et s’éloigna.
Joach resta le bras tendu vers elle.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il très vite avant qu’elle puisse s’enfuir.
La jeune fille s’inclina de nouveau, un peu plus bas cette fois. Elle avait baissé les yeux, ce que Joach regretta.
— Marta, seigneur.
— Mais…
Avant qu’il puisse nier ou ajouter quoi que ce soit, la marmitonne détala rapidement dans l’envol de sa jupe de toile grossière.
Joach poussa un soupir et reporta son attention sur son dîner. Curieusement, son appétit dévorant s’était évanoui. Cela ne l’empêcha pas de prendre sa cuiller et de goûter le ragoût. Le chef cuisinier n’avait pas menti. La sauce était riche en épices, et la viande si tendre qu’elle fondait dans la bouche. Joach n’avait rien mangé de tel depuis son départ de la ferme familiale. Ce plat lui rappelait la maison, le soin que sa mère mettait à préparer leurs repas l’hiver. Il en retrouva son appétit. Mais pour autant qu’il se régalât, il ne parvint pas à chasser de son esprit les yeux crépusculaires de la marmitonne.
Perdu dans sa rêverie, il ne se rendit pas compte que quelqu’un venait d’entrer dans les cuisines jusqu’à ce qu’une voix tonne derrière lui :
— Ah, te voilà !
Joach n’eut même pas besoin de se retourner pour savoir qui c’était. Maître Richald, le frère de Méric. Il grogna en lui-même. En fin de compte, sa fuite avait échoué.
— Il n’est pas convenable qu’un prince du Sang rompe le pain avec les gueux, lâcha le seigneur el’phe sur un ton clairement dégoûté, en se dirigeant vers la table.
Joach pivota tandis que ses joues s’empourpraient à la fois de honte et de colère. Richald se tenait très raide, le regard survolant l’agitation ambiante sans la voir – sans doute jugeait-il indigne de lui de contempler le labeur des cuisines. Il avait le maintien de tous les el’phes : une expression froide, hautaine et dédaigneuse. Ses traits pâles étaient semblables à ceux de Méric, mais plus aigus, comme si son visage avait été sculpté à l’aide d’un couteau mieux aiguisé. Une mèche cuivrée striait sa chevelure argentée au-dessus de l’oreille gauche.
Repoussant son tabouret, Joach fit face à l’el’phe qui le dominait d’une bonne tête.
— Je refuse de vous laisser insulter ces gens qui travaillent dur par votre grossièreté, maître Richald.
Les yeux bleu glacier de l’el’phe se baissèrent lentement vers lui.
— Ma grossièreté ? Ma sœur s’est donnée beaucoup de mal pour amener ses six cousines au banquet afin de te les présenter. Tu aurais pu avoir la courtoisie de ne pas disparaître purement et simplement après les avoir saluées avec désinvolture.
— Je n’ai jamais demandé à être assailli par une horde de vierges el’phes, se défendit Joach.
Richald haussa les sourcils d’un ou deux millimètres – une expression suprêmement choquée pour quelqu’un d’aussi impassible que lui.
— Surveille ta langue. Prince ou non, je ne laisserai pas un demi-sang déshonorer ma famille.
Joach réprima une grimace satisfaite. Il avait enfin réussi à briser cette coquille de stoïcisme – à mettre à jour le dédain profond qu’il inspirait à Richald, et probablement à tous les autres el’phes. Demi-sang. Moitié humain, moitié el’phe.
Pendant la lune qui venait de s’écouler, Joach avait été flatté par l’attention que lui portait le peuple de Méric. Tous les hommes, toutes les femmes aux cheveux d’argent ayant une fille ou une nièce à marier s’étaient disputé son attention. Il avait été présenté à quantité d’épouses putatives, dont certaines n’avaient pas encore versé leur premier sang et d’autres étaient plus âgées que sa propre mère.
Mais au bout d’un moment, il avait commencé à sentir quelque chose derrière tout cet empressement, une sorte de dégoût sous-jacent qui ne transparaissait qu’à travers les craquelures, les chuchotements et les regards à la dérobée. Même si le sang de leur ancien roi coulait dans ses veines, aux yeux des el’phes, il était souillé. Un simple calice, un étalon tout juste bon à engrosser une de leurs pouliches pur-sang pour ramener la lignée à l’écurie. Lorsqu’il aurait rempli son office, sans doute serait-il rejeté comme une pièce ayant perdu toute valeur monétaire.
Ce soir-là, c’était à ce rituel hypocrite qu’il avait tenté de se soustraire. Il en avait assez de cette danse des apparences. Il voulait y mettre un terme tout de suite.
Joach soutint le regard glacial de Richald.
— Quelle offense je dois constituer pour quelqu’un de votre stature, le fils de la reine des el’phes, chuchota-t-il à l’homme qui le surplombait d’une tête. Comme vous devez bouillir de colère en voyant les femelles les plus prisées de votre race vous ignorer pour se pâmer devant un demi-sang comme moi.
À présent, Richald tremblait de rage. Il ne pouvait pas parler ; ses lèvres s’étaient changées en une ligne quasiment invisible.
Joach le dépassa en le frôlant.
— Dites à vos tantes et au reste de votre peuple que ce demi-sang ne paradera plus pour leur bon plaisir.
Richald ne fit pas un geste pour l’arrêter tandis qu’il se dirigeait vers la sortie. Du coin de l’œil, Joach aperçut deux marmitonnes pelotonnées devant un placard. Une paire d’yeux le suivit à travers la pièce. Marta. Elle avait enlevé le mouchoir qu’elle portait sur la tête et défait sa tresse fauve, libérant sa chevelure d’or et de bronze.
Troublé, Joach trébucha sur le seuil des cuisines.
Sa maladresse fit passer l’ombre d’un sourire sur les lèvres de la jeune fille. Il rajusta sa cape sur son épaule et lui sourit à son tour. Marta inclina timidement la tête et battit en retraite dans l’ombre du placard.
Joach la regarda disparaître, puis quitta la tiédeur des cuisines. Il en avait fini avec la froideur des el’phes – même s’il avait fallu le feu de toute une rangée d’âtres pour en venir à bout. Par-dessus son épaule, il jeta un coup d’œil par la porte restée ouverte. En vérité, le feu n’était pas le seul responsable de sa victoire. Il devait également remercier une marmitonne appelée Marta.
Après une lune de courbettes et de flatteries éhontées, la simple vérité contenue dans les yeux de la jeune fille lui avait fait honte. L’amour ne devait pas être négocié, soumis à un contrat. Il devait commencer par un regard qui vous touchait en plein cœur et se développer à partir de là.
Joach s’éloigna des cuisines en se promettant d’y revenir très bientôt. Pour la nourriture délicieuse, mais aussi pour voir ce qui pourrait pousser dans la lumière des âtres.
Le soleil venait juste de se coucher. Méric était assis près de la proue de l’Étalon pâle, le dos contre le bastingage et les jambes étendues devant lui. Tripotant le luth posé sur ses cuisses, il en tira quelques notes distraites, qui se propagèrent à la surface des eaux dans lesquelles le navire était ancré. Il les suivit des yeux à travers la mer et le ciel.
La lune n’était pas encore levée ; au-dessus de la tête de Méric, les étoiles brillaient tels des joyaux. Dans le lointain, autour de l’île de Val’loa, elles étaient masquées par les vaisseaux aériens fuselés suspendus à l’aplomb du château ainsi que des nuages dorés. Ou plutôt, des Nuages Orageux – car tel était le nom des navires de guerre el’phiques. Malgré la distance, Méric voyait leur quille magique scintiller doucement dans la nuit, irradiant le feu élémental qui les maintenait en l’air.
À cette vue, l’el’phe se renfrogna. Il savait que sa mère, la reine Tratal, était quelque part là-haut et qu’elle se demandait sans doute pourquoi son fils passait plus de temps à bord de l’Étalon pâle que sur son propre navire amiral, le Traque-Soleil. Après avoir séjourné une lune parmi eux, elle ne comprenait toujours pas l’affection que Méric vouait à des gens d’un autre sang. Elle avait écouté patiemment le récit de ses aventures en Alaséa, mais à aucun moment son expression glaciale ne s’était réchauffée. Les el’phes, créatures du vent et des nuages, n’éprouvaient que peu d’intérêt pour ce qui se passait sous la quille de leurs vaisseaux. Malgré les aventures qu’ils avaient partagées, Tratal ne s’expliquait toujours pas les sentiments que son fils vouait à ces êtres cloués au sol.
Méric passa une main sur son crâne. Cette terre jadis brûlée était redevenue un champ fertile dans lequel poussaient de soyeux épis argentés. À présent, ses cheveux étaient juste assez longs pour lui chatouiller les oreilles et la nuque. Mais ils ne parvenaient pas à dissimuler toutes les cicatrices des tortures subies à Ruissombre. Une longue trace blême et plissée souillait la peau de sa joue gauche.
— Joue quelque chose, réclama une voix près d’un tonneau attaché au bastingage tribord.
Le jeune Tok était emmitouflé dans une épaisse couverture de laine, dans les plis de laquelle il disparaissait presque. Seule sa tête blonde aux cheveux ébouriffés dépassait de ce cocon. Les nuits devenaient beaucoup plus froides au fur et à mesure que l’automne étendait son emprise sur l’Archipel. Mais la fraîcheur aiguillonnait Méric ; elle l’aidait à s’éclaircir les idées.
— Que veux-tu que je joue, Tok ?
L’enfant rejoignait toujours Méric quand celui-ci jouait du luth de Nee’lahn. C’était un moment intime qu’ils partageaient, et Méric en était venu à apprécier à la fois la compagnie du jeune garçon et leur amour commun de la musique. Certaines nuits, Tok aussi pinçait les cordes et s’exerçait à jouer. Mais cela faisait près de quinze jours que Méric n’avait pas touché à l’instrument.
— Peu importe, répondit Tok. Du moment que tu joues…
Méric savait ce que l’enfant voulait dire. La chanson en elle-même ne comptait guère. Ce qu’ils appréciaient tous les deux, c’était le son du luth. Sa hampe avait été sculptée dans le cœur mourant d’un koa’kona, un arbre dont l’esprit était autrefois lié à celui de la nyphai Nee’lahn. La magie élémentale chantait toujours dans les riches vibrations du bois ; elle chantait un foyer perdu et l’espoir de le retrouver un jour.
Penché sur le luth, Méric en caressa la hampe et en effleura les cordes avec toute la tendresse d’un amant. Une cascade d’accords s’échappa sous ses doigts ainsi qu’un long soupir, comme si l’instrument avait retenu son souffle jusque-là et pouvait enfin se remettre à chanter. Méric sourit et soupira lui aussi. Il n’avait pas joué depuis trop longtemps. Il avait oublié de quelle façon la voix du luth apaisait son cœur.
Il tendait de nouveau la main vers les cordes quand un grand fracas résonna non loin. Une écoutille venait de s’ouvrir à la volée. Des voix troublèrent la quiétude nocturne.
— Combien ? aboya une voix dure.
Deux silhouettes émergèrent du pont inférieur et se dirigèrent vers le bastingage, vers Méric. Tenant la hampe du luth, l’el’phe se leva pour ne pas avoir l’air d’espionner les nouveaux venus et demanda :
— Que se passe-t-il ?
La plus grande des deux silhouettes jeta un coup d’œil dans sa direction. C’était Kast. Le Sanguinaire aux larges épaules salua Méric de la tête. Ses longs cheveux noirs étaient tressés dans son dos. Un tatouage représentant un dragon ailé recouvrait sa joue et une partie de son cou.
— On vient de nous apporter des nouvelles du conseil, dit-il sur un ton brusque, incapable de contenir sa colère. Tu es au courant ?
Méric secoua la tête.
La jeune fille très mince qui se tenait près de Kast glissa sa petite main dans celle du guerrier. Méric remarqua la façon dont Kast pressait sa paume et faisait courir son pouce le long de la peau qui reliait le pouce et l’index de sa compagne. C’était un geste machinal dont, probablement, ni Kast ni Sy-wen n’avaient conscience – une façon de se manifester leur affection et leur soutien.
Du menton, Sy-wen désigna le large.
— Ma mère a envoyé un émissaire. Il semble qu’Elena ait forcé le conseil à prendre une décision.
Méric balaya la mer du regard. Dans le lointain, il arrivait tout juste à distinguer l’ombre bossue du Léviathan, un des monstres marins qui abritaient le peuple nomade des mer’ai.
— Elle leur a donné le choix, poursuivit Sy-wen. Approuver son plan ou s’en aller cette nuit.
Méric haussa les sourcils et ne put réprimer un rictus choqué. Elena s’habituait rapidement à son rôle de chef et de sor’cière. Dans ses veines coulait le sang des anciens rois el’phes. De toute évidence, la situation faisait ressortir les traits qu’elle avait hérités d’eux.
— Le haut maître de quille l’a déjà assurée de son soutien, dit Kast. La flotte dre’rendi restera.
— Tout comme les mer’ai, ajouta Sy-wen. Maître Edyll a convaincu ma mère que, depuis l’assaut sur Val’loa, nous n’étions plus en sécurité nulle part.
— Mais… et les autres ? s’enquit Méric en se demandant ce que déciderait sa propre mère. Je ferais mieux de regagner le Traque-Soleil pour m’assurer que la flotte el’phique n’abandonnera pas la cause.
— Inutile, contra Kast. J’ai entendu Hunt, le fils du haut maître de quille, dire que les el’phes resteront aussi. Apparemment, ils tiennent à préserver la lignée de votre vieux roi coûte que coûte.
Méric acquiesça, mais une partie de lui s’interrogeait sur la réaction si prompte de sa mère. Tratal avait-elle été touchée par le récit de son fils ou son apparente générosité dissimulait-elle d’autres intentions ?
— Et les autres ?
Kast se rembrunit.
— Puisse la Mère les maudire tous pour leur lâcheté, cracha-t-il.
Sy-wen toucha l’épaule du Sanguinaire.
— Presque toute la délégation des villes côtières est partie avant même le coucher du soleil. J’imagine que la plupart des envoyés qui sont restés écouteront la proposition d’Elena demain matin, mais… Qui sait ? (Elle désigna une flottille à la mâture festonnée de lanternes, qui s’éloignait lentement de Val’loa.) Il se peut aussi qu’ils mettent les voiles pendant la nuit.
Méric fronça les sourcils. Les Sanguinaires, les mer’ai, les el’phes. Tous étrangers aux contrées d’Alaséa, ils étaient pourtant les seuls qui acceptaient de se battre aux côtés d’une sor’cière. Pas étonnant que ce pays ait été conquis un demi millénaire auparavant.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Kast secoua la tête.
— On attend l’aube.
Le regard d’acier du Sanguinaire balayait la mer comme pour mettre quiconque au défi de quitter l’île. Sy-wen se laissa aller contre lui, tempérant sa dureté avec sa propre douceur. Immobiles et silencieux, ils donnaient l’impression de monter la garde sur Val’loa.
Méric s’écarta de quelques pas pour reprendre sa position près de la proue de l’Étalon pâle. Non loin de là, les yeux brillants de Tok reflétaient la lueur de la lune qui se levait à peine. Méric avait promis une chanson à l’enfant ; il ne le décevrait pas.
Debout, dos au bastingage, l’el’phe leva son luth et le cala contre son ventre. Il passa ses ongles sur les cordes. La musique résonna un peu trop fort dans le calme nocturne que seuls perturbaient les doux craquements du navire et le clapotis de l’eau contre la coque. Méric fronça légèrement les sourcils. Même cette brève envolée de notes paraissait curieusement stridente, semblable à un reproche.
Toujours assis sur le pont et emmitouflé dans sa couverture, Tok se redressa. Lui aussi avait remarqué le changement de tonalité du luth. Méric sentit Kast et Sy-wen tourner leur regard dans sa direction.
Il positionna ses doigts et se mit à jouer, tentant de retrouver la voix douce-amère de l’instrument. Mais il ne parvint à en tirer que des accords aigus, discordants et frénétiques. Il s’entêta néanmoins, cherchant une réponse à l’étrange comportement du luth.
Son jeu se fit plus vigoureux – non de son propre chef, mais parce que la musique l’exigeait de lui. Derrière ses notes précipitées, il lui semblait presque entendre un grondement de tambours et un fracas d’acier qui s’entrechoque. Quelle était cette chanson bizarre ? Tandis qu’il jouait, Méric sentit sa peau s’échauffer. Malgré la fraîcheur de la nuit, des perles de sueur se formèrent sur son front.
— Méric ? marmonna Kast.
Ce fut à peine si l’el’phe l’entendit. Ses doigts dansaient sur le luth ; ses ongles s’acharnaient violemment sur les cordes. Puis un chuchotement s’éleva par-dessus la musique :
— J’ai attendu si longtemps…
Surpris, Méric faillit lâcher son instrument, mais celui-ci ne le laissa pas faire. L’el’phe continua à jouer comme s’il était coupé de son propre corps, comme s’il ne maîtrisait plus du tout ses mains. Le luth l’avait ensor’celé.
— Venez à moi, poursuivit la voix, de plus en plus forte et familière.
— Qui est-ce ? demanda Kast.
Percevant la détresse de Méric, il tendit la main vers le luth.
— Non ! Aboya l’el’phe. Pas encore !
À présent, la voix chantait entre les notes ; elle résonnait aussi clairement qu’un carillon à travers des roseaux, comme si elle provenait de quelque part sur le pont de l’Étalon pâle.
— Apportez-moi le luth. Sans lui, tout sera perdu.
Méric écarquilla les yeux en identifiant la propriétaire de cette voix. Non, c’était impossible. Il l’avait enterrée lui-même…
— N… Nee’lahn ?
— Apporte-moi mon luth, el’phe. C’est notre seul espoir contre le Sinistre.
— Où es-tu ? hoqueta Méric.
— Dans les Contrées du Couchant… à la Pierre de Tor. Viens vite…
La voix commença à s’estomper. Les doigts de Méric ralentirent. Il voulut les forcer à accélérer de nouveau, mais il sentait que le sort s’affaiblissait.
— Nee’lahn ! appela-t-il, luttant contre ses propres mains.
Les accords se délitèrent ; les notes stridentes se bousculèrent les unes les autres dans le plus grand désordre.
Un dernier message étranglé lui parvint à travers cette cacophonie :
— Brisez les portails ou tout sera perdu !
Puis un spasme parcourut les doigts de Méric. Le luth lui échappa, mais Tok plongea et le rattrapa dans sa couverture avant qu’il s’écrase sur le pont. Les jambes en coton, Méric tomba à genoux.
Kast et Sy-wen s’approchèrent lentement. La mer’ai tendit une main vers l’el’phe, mais sans le toucher.
— Tu vas bien ?
Méric acquiesça.
— Qui était-ce ? répéta Kast.
Méric ignora la question du Sanguinaire. Il n’était pas prêt à y répondre, pas même en son for intérieur. Il pivota et leva les yeux vers ses compagnons.
— Vous pouvez me conduire au château ? Je dois parler à Elena. Tout de suite.
Sy-wen jeta un coup d’œil à Kast. Le Sanguinaire hocha la tête. Tous deux reculèrent vers le milieu du pont. Kast ôta ses bottes, son pantalon et sa chemise. Bientôt, il fut entièrement nu à l’exception d’un pagne.
Tandis que Sy-wen pliait les vêtements du Sanguinaire, Méric se releva et prit le luth des mains de Tok. Il regarda Sy-wen se planter devant Kast, qui se baissa pour lui donner un baiser profond – un baiser d’adieu.
Au bout d’un long moment, la mer’ai et le Sanguinaire se séparèrent. Méric vit les larmes briller sur les joues de Sy-wen. La jeune fille leva une main et toucha le dragon tatoué sur la joue de son compagnon.
— J’ai besoin de toi, dit-elle doucement.
Kast sursauta à son contact. Puis tous deux disparurent dans une explosion d’écailles noires, de griffes argentées et d’ailes immenses.
Un rugissement triomphant s’éleva depuis le tourbillon de chair. Bientôt, celui-ci se dissipa, révélant un énorme dragon aquatique accroupi sur le pont, ses griffes enfoncées dans les planches et son cou tendu vers le ciel. Ses crocs argentés étaient aussi longs que l’avant-bras d’un homme. Son cri victorieux emplit l’obscurité.
Près de Méric, Tok hoqueta. C’était la première fois qu’il voyait Kast se transformer en Ragnar’k.
Sy-wen était juchée sur le dos de la bête. Elle tendit une main à Méric au moment où le dragon tournait un œil noir vers lui.
— Prends les vêtements de Kast, dit-elle, et allons-y.